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Breemeg, qui marchait à côté de lui, prit la parole.
— Je suppose que vous n’avez pas parlé de notre conversation, ni à l’empereur ni à sa mère.
Ils avaient traversé le jardin royal et pénétré dans un long couloir désert où, semblait-il, le courtisan se sentait suffisamment en sûreté pour parler librement.
— Oui, c’est vrai, répondit Gosseyn.
Il se dit que deux ou trois minutes s’étaient déjà écoulées depuis la prédiction de Leej. Dans neuf minutes environ, un événement inconnu allait survenir qui l’obligerait à utiliser son cerveau second.
Considérées d’un certain point de vue, neuf minutes, c’est long. Donc pas la peine de s’appesantir là-dessus… pour le moment.
— Je m’en suis douté, poursuivit Breemeg, car si vous aviez fait la plus petite allusion à mes paroles, la reine mère Strala ne m’aurait pas convoqué pour que je vous reconduise à vos appartements.
Gosseyn eut alors une réaction personnelle… qu’il garda pour lui. « Elle m’a invité dans sa chambre sans même me dire son prénom. » Il fallait qu’il l’entende mentionner par hasard.
— Strala ! s’exclama-t-il. (Et il ajouta :) C’est un nom qui me plaît.
Breemeg ne réagit pas à ce commentaire. Ils continuèrent à cheminer tandis que Gosseyn se disait que ce prénom avait un charme bien féminin.
Puis il égrena un chapelet de souvenirs qui l’emplirent d’une vigueur et d’une détermination nouvelles. C’étaient ceux des actions de Gosseyn Deux sur la planète des Prédicteurs et sur Gorgzid, la capitale du Plus Grand Empire d’Enro. Il avait des choses à faire. Où était le petit garçon ? Il fallait le sauver, et vite.
Breemeg interrompit le cours de ses pensées.
— Notre tâche la plus urgente, c’est de déterminer dans quel secteur de l’espace nous sommes et de découvrir ce qui nous a amenés ici.
En écoutant ces paroles, Gosseyn se dit qu’au cours des trois derniers quarts d’heure, Breemeg avait dû parler avec une personne de bon sens, et il se sentit soulagé quant à l’attitude du courtisan.
La coursive continuait à s’étendre, déserte, devant eux, et Breemeg développa son argument.
— Bien entendu, si nous avions une chance de rejoindre la flotte, une rébellion n’aurait plus aucun sens. Ce serait la meilleure solution puisque, en fin de compte, nous retrouverions nos familles.
Gosseyn reconnut intérieurement qu’en ce qui le concernait il ne faisait pas grand honneur à la Sémantique générale. Selon les données qu’il possédait, un tel retour serait beaucoup trop compliqué pour qu’il puisse l’effectuer. Cette situation l’acculait donc à dire un mensonge de plus. L’autre solution consistait à dévoiler les faits, et si cela provoquait une réaction violente, à lutter contre elle. « Gardons, si possible, cela pour plus tard. »
— Mais par contre, poursuivit Breemeg tandis que Gosseyn prenait cette décision, s’il nous faut demeurer dans ce secteur de l’espace, nous ferions mieux de trouver rapidement une planète habitable. Et alors notre petite famille impériale recevra le traitement qu’elle mérite. Le gamin… (il haussa ses épaules décharnées tout en marchant)… vous n’aurez qu’à vous en charger. (Il sourit en montrant les dents.) Huit cents parties de scroub par jour, peut-être.
Il haussa de nouveau les épaules. Son sourire s’effaça.
— N’importe quoi, du moment que nous sommes débarrassés de lui. Quant à sa mère…
Il se tut et son corps se raidit brusquement. Ce qui renforça encore la détermination de Gosseyn.
Le courtisan reprit avec ardeur :
— Est-ce que vous vous rendez compte que c’est la seule femme à bord d’un navire qui compte cent soixante-dix-huit mille hommes ? (Et avec un rictus, il ajouta :) Plusieurs douzaines de nos dirigeants voudront peut-être se partager ses charmes. (Il conclut :) Vous voyez que ces réflexions a posteriori sont bien plus réalistes que ce que je vous ai dit tout à l’heure…
Il allait donc falloir se battre. Gosseyn avait des questions à poser.
— Est-ce que les officiers sont impliqués dans ce partage de la femme ?
Un long silence s’ensuivit. Breemeg ralentit le pas et tourna la tête pour le regarder. Puis, soudain, il s’arrêta. Et Gosseyn, après l’avoir dépassé de quelques pas, fit de même et se retourna aussi.
Le courtisan de Sa Majesté Impériale Enin dit :
— Quelle drôle de question ! Est-ce que vous avez concocté un plan pour recruter ces… ?
Il se tut. Sembla bander ses forces. Puis, d’un air mécontent :
— Non, les militaires ne sont pas au courant de ce projet. Pourquoi demandez-vous cela ?
C’était l’information dont Gosseyn avait besoin. Aussi répondit-il :
— J’ai l’impression que vous avez établi vos plans beaucoup trop rapidement. J’estime que vos amis et vous devriez vous garder de toute action prématurée pendant… (Il choisit un chiffre au hasard)… environ deux semaines. Je veux dire, vous garder de commettre un acte irrévocable qui provoquerait les réactions de ceux qui ne sont pas prêts à prendre de telles mesures.
L’expression de Breemeg changea lorsque la signification des paroles de Gosseyn vint calmer ses appréhensions. Il devint soudain plus familier.
— Le fait est, dit-il, qu’il faut tenir compte des prisonniers non humains que nous avons à bord. Mais la situation politique ne nous permet pas d’attendre indéfiniment. Si nous ne passons pas à l’acte, d’autres le feront.
Il semblait avoir surmonté son émotion passagère, car il se remit en marche. Gosseyn fit de même, presque automatiquement. « Des non-humains ! » Au bout d’un moment, il s’exclama :
— Attendez !
Par un effort de volonté, il réussit à contrôler sa réaction et s’adressa mentalement à son alter ego :
— Je pense que le moment est venu d’effectuer une récapitulation selon les méthodes de la Sémantique générale. J’ai l’impression d’être le point d’aboutissement de beaucoup trop de généralisations. Je commence à me dire que j’assume une responsabilité qui n’est pas si…
Gosseyn Deux lui fournit une réponse plutôt favorable.
— Je n’ai pas l’impression que toi et moi présumions trop de la situation. Le fait qu’il y ait des prisonniers non humains à bord semble indiquer que les ennemis des Dzans, dans la Galaxie Deux, sont aussi vulnérables que n’importe qui d’autre ; certains d’entre eux se sont rendus à la merci de leurs adversaires comme des soldats le font, sur Terre, depuis des temps immémoriaux.
Durant cet échange mental avec son double, Gosseyn avait continué à cheminer à côté du courtisan. Il lui jeta un coup d’œil en se demandant s’il avait remarqué son silence. Il ne put déceler aucun signe d’inquiétude sur le visage de Breemeg.
Peut-être était-il encore temps d’effectuer une récapitulation.
Aussi dit-il :
— J’ai l’impression d’être à bord d’un navire de guerre.
Une fois de plus, le Dzan ralentit le pas, tourna la tête et le regarda d’un air étonné.
— Quel autre genre de vaisseau voulez-vous que ce soit ? Vous avez de drôles d’idées, vous !
Gosseyn insista :
— L’existence que vous menez ici et l’allusion que vous venez de faire à des prisonniers non humains m’amènent à penser que là d’où vous venez – appelons votre lieu d’origine Galaxie Deux – vous êtes aux prises avec un ennemi puissant.
La simplicité de cette remarque permit à Breemeg de se remettre de sa surprise. Il reprit son allure normale et, hochant la tête, répondit :
— Il s’agit d’une race presque humaine, bipède, pourvue de deux bras. Ces êtres sont dangereux à cause de leur technologie et de leurs pouvoirs individuels. Par exemple, un être humain sans protection électronique risque gros à se trouver au voisinage d’un Troog. Et nous avons dû élaborer de nouveaux appareils afin de nous défendre collectivement contre des systèmes d’ordinateurs capables d’amplifier des capacités mentales qui leur permettraient de s’emparer des esprits des troupes dzans pendant un combat spatial.
— Je suppose qu’une bataille de ce type était en cours lorsque votre vaisseau s’est retrouvé dans ce secteur de l’espace ?
— C’est exactement cela.
Gosseyn essaya de se représenter cette scène de bataille, dans un univers lointain, à près d’un million d’années-lumière de la Voie Lactée. Des êtres humains combattaient là-bas comme les hommes le faisaient ici depuis les débuts de l’histoire.
Il secoua tristement la tête. La Sémantique générale admet le fait qu’un être humain est différent d’un autre – Gilbert Gosseyn n’est pas Breemeg, il n’est pas Eldred Crang, il n’est pas Prescott ni Enro –, mais cette notion, limitée à son identité individuelle et à son apparence, n’a aucun sens lorsqu’on veut l’étendre à une race considérée comme un tout.
Il soupira. Et poursuivit sa récapitulation.
— Je présume que l’absence de votre vaisseau pourrait constituer un avantage pour l’ennemi ?
Silence. Ils avancèrent encore de quelques pas, et la fin du couloir apparut à une trentaine de mètres de là.
— Il faudra un certain temps avant que l’on s’aperçoive de notre absence, dit Breemeg. Elle n’est peut-être pas aussi catastrophique que cela.
— Ce que vous avez dit de vos ennemis, remarqua Gosseyn, laisse supposer que pour la première fois les hommes ont rencontré une forme de vie qui leur est supérieure. Donc je pense que…
Il s’arrêta, stupéfait.
Le plancher tremblait… il frissonnait !
C’était un mouvement visible. Sous lui, le plancher oscillait littéralement. Il vit l’ondulation courir en oblique d’un bout à l’autre du couloir. Apparemment, elle passa dans d’autres parties du navire.
Et disparut comme elle était venue.
Une sonnerie se déclencha au-dessus de leur tête. Puis une voix d’homme hurla : « Regagnez vos postes. Un vaisseau ennemi vient d’apparaître dans notre secteur spatial. »
À cause de sa véhémence, Gosseyn ne reconnut pas tout de suite la voix du Draydart Duart.
Il entendit son alter ego gémir dans son esprit.
— Trois, je crois que c’est toi qui as fait cela. Tu étais en train d’imaginer ce champ de bataille, dans une autre galaxie, et j’ai aussitôt eu le terrible pressentiment que quelque chose de grave allait… de nouveau… se produire.
Gosseyn n’eut pas le temps de s’appesantir sur sa culpabilité car, au même instant, il éprouva dans la tête une étrange sensation. Il lui fallut plusieurs dixièmes de seconde pour l’identifier. Sa mémoire était nourrie de souvenirs – de Gosseyn Deux et de Gosseyn Un – qui n’étaient pas associés à des sensations corporelles personnelles.
Quelqu’un essayait de s’emparer de son esprit.
Les douze minutes de la prédiction de Leej s’étaient écoulées.
En pensant à elle, Gosseyn se souvint brusquement des Crang, des Prescott, d’Enro, de Strala… qui tous devaient en ce moment lutter pour garder le contrôle de leur esprit.
Il ferait mieux de retourner là-bas. « Quel dommage, se dit-il, car je devrais être en train de localiser Enin… »